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Octobre 2020 - Là où tout a basculé


Je m’appelle Guillaume Doukhan, j’ai 38 ans, je ne me définis pas comme un geek et pourtant je suis pleinement « inclus » dans la société digitale de 2020. Depuis plus de 15 ans je navigue autour du numérique : systèmes d’information géographique, direction de projets informatiques – de beaux projets informatiques dans le domaine culturel pour « faciliter » l’accès de tou.te.s à l’offre culturelle, spectacle vivant et médiathèque, la rendre plus visible, donner des conseils – et puis arrivée à l’Adrets comme responsable de projets sur l’accessibilité des services au public notamment dans les maisons de services au public en lien avec cette grande sphère qu’on nomme la « médiation numérique ». J’ai même participé à la rédaction de la Stratégie nationale pour l’inclusion numérique il y a 2 ans et j’ai une belle photo avec Mounir Mahjoubi secrétaire d’État macroniste de l’époque et fondateur de laruchequiditoui.fr. J’oeuvre pour l’inclusion numérique et l’accès au droit de ces 13 millions de français qui se retrouvent exclus du numérique, je travaille même à la question des smart villages pour en faire des lieux remplis d’intelligence collective où tout le monde travaille de concert à une société plus inclusive grâce à un numérique qui aurait retrouvé sa juste place.

Et pourtant à titre personnel j’ai bien un compte Facebook mais je n’y poste qu’une ou 2 fois par mois, et souvent plutôt dans un moment de désœuvrement qu’autre chose, j’ai un compte LinkedIn aussi, plus de 400 relations pas mal hein ça m’aidera à retrouver du boulot un jour mais là j’y poste 1 fois par an et je n’ai jamais participé à une discussion. Pourtant je passe mes journées derrière un écran d’ordinateur ou à consulter mes mails sur mon smartphone entre 2 réunions, et en ce moment principalement 2 réunions en visio.

Et il y a un mois, j’ai entendu notre président dire aux startupers, fierté de la Nation en marche, que la 5G arriverait contre vents et marées, et que les amish n’arrêteraient pas cette vague de progrès. Enfin un discours censé ! Qui va permettre que même au fin fond de nos campagnes alpines on puisse accéder au très haut débit tant attendu, source de développement économique, d’accès au droit et d’attractivité de nos territoires !

Viens en au fait Guillaume pourquoi ce texte ?

Et bien par ces temps de confinement, et même auparavant, j’ai le sentiment que je n’ai plus le choix, qu’une injonction me pousse vers cette société numérique cela fait quelques années que c’est le cas, mais qu’aujourd’hui il n’y a plus de voix discordante ou tellement peu pour dire « Oh attends un peu, freine un coup regarde dans le rétroviseur, et demande toi un peu où tu vas. » C’est ce sentiment que j’ai. Nous, acteurs de « l’inclusion numérique », du développement de « territoires intelligents », de « l’émancipation ou de la médiation numérique » nous appuyons à fond sur l’accélérateur pour rendre plus accessibles les services, pour inclure le plus grand nombre, parfois pour réfléchir à quel numérique nous voulons accéder – Amazon ou Placedeslibraires qui permet aux librairies indépendantes de mutualiser leur visibilité ? Google ou Qwant qui permet de sortir de la dépendance aux multinationales américaines avides de données ? GoogleMaps ou OpenStreetMap qui met le collectif au service de la connaissance du monde ? - mais quand est-ce que nous nous demandons vers quelle société nous emmène cette ode au tout numérique, même dans le cadre d’un numérique « éthique » ? Quand est-ce que nous nous demandons si il est bon de garder le pied coincé sur l’accélérateur ou si on ne pourrait pas freiner un peu ?

Pourquoi la 5G si ce n’est pour continuer d’accélérer à fond et demain pouvoir télécharger sur son smartphone en 2mn un film en 4K, et après-demain pouvoir accéder à un monde virtuel grâce à ses Google Glasses nouvelle version et remplacer ou "augmenter" le monde réel qui nous entoure, comme imaginé par Alain Damasio dans les furtifs ?
Pourquoi la voiture autonome aurait elle un intérêt si on avait le temps d’accompagner son voisin handicapé ou âgé faire ses courses ? Ou si dans le village une voiture partagée nous permettait de ne pas laisser la notre 98 % du temps au garage ? (Au passage cela nous éviterait ces merveilleux captcha qui font que nous sommes chacun devenus les meilleurs experts et de la main d’oeuvre gratuite pour dénicher le feu rouge ou le vélo au coin de la photo pour nourrir les bases de données des géants de l’intelligence artificielle…)
Pourquoi mon enceinte connectée écoute-t-elle ce que je dis même quand elle est éteinte et que je ne l’ai pas sonné en appelant « Siri », aurais je réellement besoin de recommandations sur Internet qui nécessitent qu’elle connaisse toute ma vie et en fait aurais je réellement besoin d’une enceinte connectée ?

Et aujourd’hui qui porte ce discours ? Quelques intellectuels merci @FrançoisJarrige @FrédéricBordage mais bien peu de monde avec un discours construit et intelligible. Et bien peu de monde avec une réelle réflexion sur le pourquoi et non seulement sur le comment. Et en tout cas pas les acteurs de la médiation numérique qui portent une action louable et sociale pour accompagner des publics qui en ont réellement besoin. Mais qui ne posent pas – ou plus – la question de la légitimité de l’injonction au numérique et à ce progrès à marche forcée. Pourquoi faudrait il que dans 2 ans toutes les démarches se fassent en ligne avec le plan Administration2022  ? Pourquoi se réjouit-on que finalement le confinement ne soit pas si dur à supporter grâce au numérique qui nous permet de télétravailler, de faire un petit Zoom (ou un petit Jitsi) avec ses proches, de suivre les cours en ligne pour nos enfants, d’accéder à nos films préférés, de commander le dernier gadget qu’on voulait acheter sur Amazon, ou un burger via l’appli Deliveroo ? Est ce que c’est dans cette société là où finalement je n’aurais plus besoin de sortir de chez moi, plus besoin de rencontrer physiquement mes amis que j’ai envie de vivre ? Que le numérique apporte des progrès fabuleux, simplifie l’accès à un certain nombre de démarches (je suis le premier à déclarer mes impôts en ligne, à consulter le programme du ciné sur Internet, ou à regarder mon itinéraire vers mon lieu de week-end sur OpenStreetMap ) bien sûr ! Mais la question de la déconnexion, du droit au refus du numérique, des zones blanches de répit pour les personnes électrosensibles a disparu du débat public. Pire, elle est devenu tabou avec ce virus qui nous renvoie à nos peurs les plus archaïques, avec la lutte contre le terrorisme dont on nous serine depuis 5 ans qu’elle nécessite plus de vidéosurveillance, des drones, et plus de fichiers S croisés pour identifier ces fous qui passent à l’acte, poussés aussi par une société qui n’offre plus d’utopie en laquelle croire. Et celle d’un Numérique soutenable, et surtout remis à sa place, au service d’une utopie qui ne se limite pas à un monde virtuel, et n’appelle pas toujours plus de progrès technique, mais qui réponde réellement à un besoin commun, et soit considéré comme un bien universel, respectueux des Hommes mais aussi de l’environnement et des ressources dont la Terre dispose à bien du mal à s’imposer.